Mots croisés

 

Pour créer un personnage il nous faut imaginer 
tout ce qui fait qu'il est celui-ci et pas celui-là.
Un prénom bien sûr. Un corps évidemment. 
Des occupations, des préoccupations. Une sensibilité. 
Le situer dans un environnement. Visualiser sa présence.
On lui invente plus ou moins un passé, on l'implante dans le présent, on hésite entre plusieurs futurs.
Rien ne sert de trop décider, les personnages ont leur existence propre
qui s'affranchit de celle que voudrait ciseler l'auteur.trice.
On tente quand même de faire affleurer à sa bouche les mots, ses mots,
ceux qu'il croisera avec d'autres personnages 
dans des échanges qui confirment les incompréhensions 
ou parfois s'ennivrent des exaltations partagées.



Nous proposons au groupe un personnage masculin dessiné à grands traits,
tout droit sorti d'un film époustouflant dont nous ne dirons rien.
Henri est catholique, introverti et secret. Âgé d'une cinquantaine d'années il mène une vie terne.
Il joue du saxo seul chez lui en accompagnant les disques de jazz qu'il écoute.
Aussi il fréquente une femme à laquelle il se livre peu.

Nous invitons chacun.e à construire un récit dans lequel
Henri va surprendre une conversation entre deux jeunes personnes. 
Ces phrases attrapées au vol déclencheront en lui ou dans son quotidien quelques changements décisifs.

Ci-dessous trois textes, avec autant d'Henri qui nous donnent à entendre
les soubresauts des conversations impitoyables que l'on engage...avec soi-même.

 

"        Jamais Henri n’aurait pu imaginer qu’une conversation entre un homme et une femme puisse donner lieu à des échanges aussi riches,
     révélant leur personnalité profonde et une grande maturité dans leur réflexion sur le monde dans lequel ils vivent !
     Quelques jours auparavant, son neveu, 25 ans, de passage à Paris, lui avait demandé s’il pouvait passer le voir avec son amie Inès. 
     Henri n’avait pas pu faire autrement que d’accepter et les inviter à dîner.
     Ne voulant pas trop dévoiler sa vie, il avait longtemps hésité puis renoncé à demander à Blanche de se joindre à eux. 
     Blanche n’avait pas beaucoup de conversation et sa présence n’aurait pas constitué un élément significatif dans l’animation de leur soirée. 
     Il s’ennuyait toujours quand il dînait avec Blanche et il lui semblait qu’ils n’avaient que des banalités à échanger...
     En fait, ce soir-là, ce sont surtout Pierre, son neveu, et Inès qui ont parlé, lui se contentant de les écouter. 
     Et là, rien de comparable !

     Pierre et Inès ont commencé par évoquer le mouvement de libération de la femme, en pleine actualité. 
     Ils avaient assisté le matin même à une manifestation dans les rues de Paris à laquelle ils s’étaient joints. 
     Son neveu avait des idées très modernes et très avancées sur la place de la femme dans la société, 
     sur les droits des femmes et sur le rôle des hommes aussi. 
     Il était plus féministe qu’Inès elle-même qui n’hésitait pourtant pas à incriminer les hommes 
     dans le processus de domination des femmes, qui les arrangeait si bien.

     Henri suivait leur échange d’idées avec passion. Il sentait chez Pierre un profond respect pour Inès : 
     il l’écoutait sans lui couper la parole, prenait en compte ses arguments et, surtout, la soutenait !

     C’est cette attitude respectueuse, cette même « longueur d’ondes » qui ont ébranlé Henri 
     et lui ont fait tout à coup remettre en question sa relation avec Blanche.
     Bien sûr qu’ils ne pouvaient pas être heureux ! 
     Blanche lui était totalement soumise, venait quand il lui demandait de venir, mais n’exigeait jamais rien en retour. 
     Elle supportait ses heures d’exercice au saxo, sagement assise sur le canapé.
     Mais elle, avait-elle un hobby ?     "     M.C.




           "    C’est une belle journée automnale. 
             Le soleil brille et la température est encore douce pour la saison. 
             Henri a ouvert grand la fenêtre de son salon pour profiter du chant des oiseaux. 
             Il vit seul dans son appartement au troisième étage, 
             partageant ses journées entre ses livres, ses disques, son saxo. 
             Il apprécie particulièrement la quiétude de la petite résidence où il habite. 
             De ce fait, il a très peu d’amis. 

             L’une de ses rares sorties est pour la bibliothèque. 
             C’est là qu’il a rencontré Clémentine, une femme d’une quarantaine d’années. 
             Elle partage avec lui quelques soirées. Tous deux ont une passion pour les livres. 
             Ils échangent donc volontiers sur leurs découvertes mais leur complicité s’arrête là. 
             Henri ne se confie pas. Il n’exprime pas ses sentiments. 
             Il peut émettre un avis précis, concis, sans jamais donner son ressenti.

             Ce matin, un événement inattendu va troubler sa vie bien réglée. 
             Assis dans son fauteuil, hésitant comme toujours entre quelques partitions pour sa répétition journalière, 
             son attention est attirée par des voix en bas dans le jardin.
             Il dresse l’oreille. Il n’entend pas très bien et se rapproche de la fenêtre. 
             Un jeune couple d’une vingtaine d’années est assis sur le banc sous le grand chêne. 
             Ce sont les voisins du rez-de-chaussée.

             Lui : tu vois Marie ce ciel bleu, ces couleurs. Tu dois venir avec moi cette après-midi.
             Elle : tu m’ennuies. Je n’ai pas envie de sortir. J’ai encore tellement de choses à faire.
             Lui : mais cela peut attendre ! Tu ne vas pas rester enfermée tout le jour ?
             Elle : pourquoi veux-tu absolument que je vienne ? Tu peux aller te promener seul.
             Lui : c’est toujours la même chose.
                   Tu veux encore rester à la maison au lieu de profiter de la nature. 
                   Nous pourrions aller le long du canal.
             Elle : non, je n’ai vraiment pas envie. Je voudrais terminer mon livre sur les jardins.
             Lui : au lieu de te plonger dans ton bouquin, tu ferais mieux d’aller avec moi dans les jardins.

             Le jeune homme s’énerve. Le ton monte. 
             La jeune fille baisse la tête. Elle n’a pas envie de se disputer.

             Henri, de son balcon, a suivi toute la discussion. Tout à coup il réfléchit. 
             Lui aussi il reste enfermé tout le jour avec ses livres, sa musique. 
             C’est sûr, il se sent bien chez lui, il apprend tellement … c’est pourtant ce jeune homme qui a raison. 
             La nature est si belle. Pourquoi se contenter de la contempler dans les livres. 
             Et puis marcher un peu ne lui ferait pas de mal. 
             Ce n’est pas le long du canal qu’il sera dérangé par la foule. 
             Il croisera bien quelques promeneurs avec chiens mais rien ne l’oblige à leur parler.
             En bas, les jeunes gens ont fini par se disputer. 
             Elle est rentrée en claquant la porte. 
             Il est parti, seul, en râlant.
             Henri se dit qu’aujourd’hui il va tenter une petite balade.    CHRISTINE

 

 

               "   VERTIGE

                   C’est la nuit. Monsieur Henri a entendu rire.
                   Il s’est approché. Sans faire de bruit.
                   Sous le porche de l’hôtel de ville, un banc. Sur le banc, un couple.
                   Monsieur Henri les a reconnus : ce sont ses jeunes et tous nouveaux voisins.
                   Il ne dit rien. Il reste dans la pénombre. 
                   Il reste tapi dans la pénombre comme un félin qui guetterait sa proie 
                   sauf qu’il ne bondira pas dessus.

                   Monsieur Henri reste là, dans le silence de cette intrusion. 
                   Dans le silence de sa culpabilité aussi.

                   VERTIGE 

                   - Je t’assure que j’y pense.
                   - Moi, ça me fait carrément flipper. Vraiment.
                   - On a tous peur de quelque chose. Alors, pourquoi pas ?

                   Monsieur Henri est, ce que l’on appelait autrefois dans les petites villes de Province, un notable.
                   La cinquantaine bien pesée, un peu d’embonpoint – léger - toujours bien peigné et bien habillé.
                   Une vie bien réglée, un passé bien digéré, un avenir bien tracé, un présent…

                   VERTIGE

                   - C’est humain, quoi ! Tu ne trouves pas ?
                   - Tu rêves, ma parole ! Et comment on ferait avec les autres ?
                   - Est-ce qu’on a encore besoin des autres ?

                   Chaque dimanche matin, avec Monique son épouse, Monsieur Henri va à l’office. 
                   Pour les grandes occasions comme la messe de minuit par exemple, il lui arrive d’apporter son saxo.
                   C’est Monique qui veut. Monsieur Henri n’y tenait pas trop.
                   Monique fait partie de la chorale paroissiale. Depuis toujours.

                   VERTIGE

                   - Chacun pourrait décider. Chacun pour lui, histoire de ne pas regretter. Tu ne crois pas ?
                   - J’ai peur que ça nous éloigne l’un de l’autre.
                   - Prenons le risque.

                  Comme il est déjà très tard, les lumières de la petite ville s’éteignent. D’un coup.
                  Dans le noir, Monsieur Henri retient son souffle mais pourtant, petit à petit,
                  il se rapproche encore un peu plus du banc.
                  Il est tout près maintenant.

                  Il sent le parfum de la jeune fille. Ou peut-être est-ce celui du jeune homme ?
                  Monsieur Henri ressent quelque chose qui vibre au fond de lui.
                  Est-ce la peur de l’interdit ?
                  Est-ce le goût du risque ?
                  L’inconfort de la situation ? Son grotesque ? Sa folie ?

                  VERTIGE

                  Sur le banc public, les deux amoureux ont cessé de parler. 
                  Ils se sont approchés, ont uni leurs lèvres et, à une vitesse infinitésimale, 
                  ils s’offrent l’un et l’autre le doux frôlement de leurs tendres caresses.
                  Monsieur Henri retient son souffle mais, imperceptiblement, il commence à reculer.
                  Il a envie d’éternuer mais il se retient. Il a peur de trébucher.
                  Il recule encore, tout doucement, puis d’un pas léger, 
                  il s’éloigne pour disparaître à l’angle de la rue. "   JEAN-LUC